Disciple : Dis-moi la Vérité.
Maître : La vérité ? Quelle vérité ?
– La vérité sur les mystères, ceux qui nous interrogent, qui nous divisent, ceux qui nous font croire, espérer, ...
– ... et vivre ?
– Peut-être. Mais je sais que cette quête n'aura pas de fin, et que je risque de n'avoir jamais la réponse.
– Alors pourquoi me la demandes-tu ?
– Parce que je crois que toi tu la connais.
– Tu crois ? Tiens tiens...
– Je veux dire, je sais que tu en as une.
– Tu passes bien vite de "croire" à "savoir", donc de la foi à la connaissance.
– Trêve de rhétorique et d'atermoiements, donne-moi la réponse, la Vérité.
– Laquelle ? La mienne ?
– Celle que tu penses universelle.
– Crois-tu qu'il y ait une vérité unique ? Qui réponde à tout de façon universelle ?
– Oui, et j'ai besoin de cette réponse.
– Très bien, alors la voici : la réponse est dans ce point.
– Comment ? Quel point ?
– Ce point-ci, qui suit ce mot.
– Je ne comprends pas, c'est... ce n'est pas la réponse.
– Bien sûr que si. Tu veux une réponse précise, et je te l'ai donnée, très précise.
– Mais ta réponse est un nouveau mystère, un nouveau questionnement.
– Il en est toujours ainsi.
– Aide-moi au moins à comprendre, que dois-je voir dans le point qui suivait tout à l'heure le mot "mot" ?
– Non, la réponse est à présent ce point-ci.
– Je vois. Tu te moques de moi.
–Absolument pas, je suis très sérieux.
– Alors explique-moi !
– Le fait que ce ne soit plus le même point est pourtant clair.
– Pas pour moi.
–Le point représente l'instant, il laisse une trace dans l'espace, ici.
Mais le temps se déplace sans cesse (à moins que ce ne soit notre propre perception), et chaque maintenant peut-être marqué par un point.
Par exemple ici.
– Ici ?
– ...et maintenant. Et là. Et ici encore.
– Stop ! Et ce serait ça la réponse ? Ici et maintenant ? Ça ne répond pas aux grands mystères de l'univers, de la vie, de la vérité.
– Je t'assure que si. Ce point marquant le ici et maintenant peut, dans son individuelle particularité, se répéter à l'infini tout en n'étant jamais le même. En lui réside donc la vérité de l'univers tout entier.
– Je ne comprends toujours pas en quoi cela répond aux grandes questions, aux grands mystères.
– Peut-être parce que tu as trop besoin de tout définir et organiser, alors que tu pourrais comprendre sans la raison.
– C'est pourtant avec la raison que nous raisonnons en ce moment-même !
– En effet, et c'est bien dommage, mais je réponds à tes questions en m'efforçant de te faire prendre conscience de l'action, et non de l'outil.
– Les mots seraient donc l'outil ?
– Les mots sont les outils de la raison, et la raison est ton outil pour l'action. Mais l'action peut s'en passer, l'outil devient alors soi-même, et son harmonie avec tout le reste. Tu peux y arriver, mais il faut d'abord que tu te libères.
– Me libérer de quoi ?
– De ta façon de fonctionner, basée uniquement sur la raison, justement. Les enfants n'ont pas cette entrave. Il te faut désapprendre.
– Et redevenir comme un enfant ?
– Avec le bagage de ton expérience en plus, et de ton observation du monde.
– Mais les enfants ne comprendraient pas l'histoire du "point", par exemple, je me trompe ?
– Mais ils n'ont pas besoin de le comprendre ! ILS Y SONT DÉJÀ !
– Hum ! Et donc, à moi qui ai besoin de tout définir et organiser, et avec l'outil de la raison qui est le mien, comment définirais-tu ces fameuses "grandes questions" ?
– Soit. Toutes les questions sur l'inconnu peuvent trouver – ou trouveront un jour – des réponses, mais celles sur l'inconnaissable se réduisent à une trinité.
– Une trinité ? Comme dans le christianisme ? Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?
– Oui, et pas seulement d'ailleurs, en hindouisme on a la Trimurti : Brahma le créateur, Vishnou le protecteur et Shiva le destructeur.
– Les grandes questions résideraient dans la religion ?
– Je n'ai pas dit cela. Les religions ne sont que des palliatifs à leurs réponses qui sont inconnaissables. J'ai seulement dit que ces questions se réduisent à une trinité.
– Donc trois questions ? C'est ça ?
– En effet. Un ensemble de questions essentiellement incommensurables, réduites à l'état de trois paradigmes : la Création, l'Infini/Éternel, et le Chaos.
– L'infini et l'éternel sont associés en un concept ?
– Oui, l'espace et le temps ont la même portée et posent le même ordre de questionnements.
– Mais il y en a bien plus que trois, me semble-t-il ! Par exemple : y a-t-il un autre monde abritant la vie ?
– C'est une question relevant de l'inconnu, pas de l'inconnaissable.
– Hum, l'inconnaissable...
– Ce qui est définitivement hors de la portée de notre compréhension.
– Et la vie après la mort ? Hein ? Ça c'est de l'inconnaissable !
– ... qui entre dans le Chaos.
– Je vois. Et en quoi la religion est un palliatif ? Pourquoi pas la science ?
– La science s'intéresse à la recherche de l'inconnu et à l'application du connu ; pour l'inconnaissable, elle ne peut qu'extrapoler, mais c'est un horizon de référence qui lui permet tout de même d'avancer.
– La religion fait de même.
– La religion ramène l'inconnaissable au niveau de l'inconnu, en redéfinissant le connu... Elle crée tout un ensemble de mythes et de dogmes censés justifier l'anthropocentrisme de l'homme.
– L'anthropocentrisme ?
– Oui, le fait que l'homme serait le centre de l'univers, ou en tout cas sa finalité, en quelque sorte.
– Et si c'était le cas ?
– Ha... c'est une affaire de foi. Mais si c'est le cas, alors nous sommes tous des dieux, et si nous le sommes tous, aucun n'est au centre.
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